De nos jours, plus une activité présente une forte dépendance technologique, plus tout semble s’accélérer au rythme effréné des innovations. Non seulement les machines sont plus rapides, efficaces et nombreuses, mais elles deviennent plus intelligentes, générant exponentiellement de nouvelles idées et solutions. On s’attend alors à ce qu’un domaine comme le spatial, au top de la high tech, soit l’un des plus entrainés dans cette accélération permanente. C’est clairement le cas en matière de concurrence entre acteurs, de foisonnement des nouveaux usages et bénéfices qu’on attend des satellites et autres missions spatiales, de miniaturisation des nano satellites et d’intelligence embarquée.
Albert Einstein et ses confrères ont cependant placé des limites à nos rêves de connaissance immédiate et infinie. Lorsque l’on s’intéresse à l’espace, certaines choses prennent forcément du temps. Même inhabitée, la sonde Voyager a mis 18 mois à atteindre Jupiter et 3 ans pour Saturne : le temps pour nous de changer deux fois de smartphone. La sonde aura transmis des données pendant près de 50 ans quand elle deviendra silencieuse en 2025, et échappera définitivement à l’influence de notre étoile dans… 56 000 ans.
John Fitzgerald Kennedy avait donné une décennie aux américains pour poser un homme sur la Lune et le ramener. C’était court. Nos ordinateurs sont des milliards de fois plus puissants qu’à l’époque mais il nous faut toujours de l’ordre de la décennie pour envoyer un vol habité vers mars, et au moins un an pour faire l’aller-retour, sans doute nettement plus.
Sans même quitter la terre, pour les astronomes et astrophysiciens, la patience reste la vertu principale. Même avec les extraordinaires capacités de traitement d’images dont nous disposons désormais, boostées par l’IA et le Big Data, étudier le ciel prend du temps. L’un des projets clés dans la recherche de la vie extra-terrestre, la recherche de nouvelles exoplanètes ou la modélisation de celles connues, est l’E-ELT. « Extremely Large Telescope » : à lui seul, le nom donne une idée de l’ampleur du projet. Et de la patience nécessaire pour le mener à bout.
Petit rappel : en 2012, l’ESA approuve le projet d’un nouveau télescope à construire sur une montagne chilienne, non loin de ceux déjà existants. En 2014, le projet est lancé après accord des autorités locales. Ce projet nécessite alors de faire exploser une montagne, apporter de quoi construire un dôme de 5 000 tonnes de la taille d’un terrain de football au milieu d’un désert totalement aride et ériger à l’intérieur une structure de 3 000 tonnes pouvant supporter un miroir de 39 mètres de diamètre. Lequel est en réalité un puzzle de 800 « petits » miroirs de 1,5m, qu’il faut polir, acheminer avec précaution et aligner sur place au micromètre près pour reconstituer une parabole.
Il a fallu 3 ans pour poser la première pierre (le 26 mai 2017). A cette occasion, la présidente du Chili a enterré sur les lieux une capsule temporelle donnant les futurs objectifs scientifiques du télescope. Quelquefois que nous les oubliions d’ici à la mise en service, tellement les échelles de temps semblent incompatibles avec la frénésie technologique mondiale.
Nous attaquons enfin la seconde moitié du projet. En 2022 un télescope américain similaire, quoique plus petit, devrait entrer en activité à Hawaï. Deux ans plus tard si tout va bien l’ELT délivrera ses premières images. Impossible d’affirmer avec certitude ce qu’elles montreront, ni quels seront les robots, intelligences automatisées ou ordinateurs quantiques qui les analyseront. On commence à peine à les concevoir. Ce n’est pas bien grave, on aura tout le temps de regarder le ciel et de lancer un nouveau programme.
En ces temps de développement agile, de « time to market », d’innovation frugale et de start-ups licornes, où il semble que la technologie n’ait de valeur que si elle délivre très rapidement un résultat « monétarisable », il est bon de rappeler que dans certains domaines de pointe d’importance pour notre avenir, la patience reste une vertu.