A la fin du millénaire dernier, Bill Gates expliquait qu’il n’était plus « nécessaire » de faire progresser la technologie numérique, puisque les processeurs et réseaux mis en place généraient désormais à chaque seconde plus d’information que les organes sensoriels et cerveaux humains de toute la population mondiale étaient à même de recevoir pendant cette même seconde.

C’était il y a plus de 25 ans. La Loi de Moore ne s’est pas arrêtée pour autant. La vitesse, la puissance et le volume de données ont encore été multipliés par quelque chose entre mille et un million. Et d’ailleurs le chiffre exact n’a plus d’intérêt pour les êtres humains que nous sommes. C’est comme nous dire qu’Andromède, la galaxie la plus proche, est à quelques millions d’années-lumière.

La société de consommation, la mondialisation, la mode, le marketing, la peur de rater, le sentiment d’appartenance à la tribu et autres suspects classiques expliquent assez aisément pourquoi nous continuons à investir dans de l’inutile. Mais ce qui frappe désormais c’est notre incapacité à ralentir pour revenir au niveau de l’humain.

Ralentir

La réalité physiologique est que l’être humain ne peut muter aussi rapidement que la technologie. Dès lors il était écrit que nous serions dépassés et que la relation de dépendance s’inverserait. Ne pouvant, nous, évoluer plus vite, si nous ne voulons pas devenir totalement esclaves de l’innovation, il faudra donc bien ralentir celle-ci.

Évitons un malentendu : ce ralentissement nécessaire, lié à la bonne gestion de notre temps et donc de notre liberté, n’est pas synonyme du terme à la mode de décroissance. Même s’il existe des dépendances évidentes, il faut différentier :

  • La décroissance, une notion économique et écologique visant à adresser les questions de ressources ou de sources d’énergie limitées, de déchets, d’impact climatique, etc.
  • Le ralentissement, notion « humaine » liée à la reprise du contrôle de l’usage de notre temps.

Rappelons aussi qu’en physique, ralentir n’est pas simplement accélérer moins vite. C’est effectivement accélérer dans l’autre sens. On perçoit là l’effort nécessaire : il ne faut pas juste moins suivre la Loi de Moore, il faut s’astreindre, au moins un temps, à une Loi inversée.

Mais cela ne sera pas simple car, pour des raisons souvent économiques ou parfois idéologiques, les fournisseurs d’innovation (outils, objets, services, contenus…) n’ont de cesse de favoriser nos appétences et addictions en la matière.

À la recherche du temps perdu

En tant qu’espèce humaine, notre objectif devrait sans doute être de « progresser » vers une vie « meilleure ». Chacun peut avoir sa définition, mais on peut imaginer qu’il s’agit là d’une vie en meilleure santé, dans plus de confort et d’apaisement, avec des échanges plus fructifiants avec ses proches, etc. Ce qui passe entre autres par un « meilleur » usage de son temps, à commencer par une plus grande liberté dans ce que l’on en fait.

Or l’innovation technologique aspire notre temps « libre », hypocritement souvent sous prétexte de nous en faire soi-disant gagner. Elle aspire notre attention en nous offrant un accès aisé à des myriades de services ou d’informations a priori sans utilité pour le progrès de notre condition humaine.

On ingère des histoires infinies, commente des théories de personnes qu’on ne rencontrera jamais, souvent sur des sujets auxquels on ne sera jamais réellement confrontés, etc. À trop être en capacité à regarder un match de football à l’autre bout du monde ou à converser avec un illustre inconnu, on s’isole de fait de ses proches et de ce que l’on pourrait réellement faire de ses mains.

« Le monde tient à un fil
Moi je tiens à mon rêve
Rester maître du temps
Et des ordinateurs »
1984 Michel Berger ( « Débranche » France Gall)

Il n’est plus nécessaire de méditer, il y a une app pour cela

On le sait, trop d’informations tue l’information, mais surtout tue la réflexion. L’innovation technologique préempte autant que possible du « temps de cerveau disponible ».

Le paradoxe étant que plus on reçoit d’informations, moins on a de temps pour y réfléchir et donc moins on acquiert réellement de savoir ou de connaissance.

Dans cette ère de la « data » on a de fait admis que les machines étaient les mieux placées pour ingérer, trier, traiter, analyser, archiver des volumes énormes de données. Or les progrès du savoir, de la connaissance venaient justement du temps passé par des cerveaux humains sur toutes ces tâches. Si l’on attend juste que la machine nous donne le résultat (spoiler : c’est « 42 »), on n’apprend plus grand-chose.

Au risque de déformer la pensée fataliste Voltairienne, on peut voir la technologie comme nous poussant à être tous des maitres Pangloss, nous abreuvant d’événements du bout du monde sans réelle influence sur nos vies, alors que nous devrions sans doute éteindre le smartphone et cultiver notre jardin.

L’innovation nous vole donc non seulement notre temps de repos (notre « progrès » humain personnel), mais surtout notre temps de méditation (qui nous permettrait d’améliorer en particulier le « progrès humain » de nos enfants).

« Papa quand est-ce qu’on arrive ? »

Petit exemple de réflexion autour du Retour sur Investissement Humain.

La voiture autonome permet au conducteur de gagner du temps et diminue le risque d’accident. On peut parler de retour positif. La voiture connectée permet aux passagers (les enfants à l’arrière typiquement) de regarder le dernier Disney plutôt que le paysage. Là le HROI est plus discutable.

Si les industriels n’imaginent pas l’un des concepts sans l’autre, le risque est que le conducteur, libéré de la conduite se retrouve à … regarder un écran lui aussi. Le temps soi-disant gagné serait alors reperdu immédiatement.

Si à l’inverse on déconnecte la voiture autonome et que le conducteur se retrouve à faire une vraie partie de cartes avec ces enfants dans l’habitacle, là on aura réellement recréé du « quality time ».

Le progrès c’est savoir renoncer

Ralentir, c’est donc avant tout renoncer. Admettre que l’on n’a pas besoin du dernier iPhone. Ni de regarder l’intégralité d’une série télévisée dans la même journée simplement parce que c’est disponible. Ni de prendre en compte chacune des ventes de bouteilles de Coca Cola partout dans le monde pour décider de la prochaine boisson à développer.

Or, tout bon Pilote de Projet le sait, la décision la plus difficile est celle de ne pas faire. Surtout si on a un « client » prêt à payer. La bonne gouvernance des projets technologiques devra donc avoir comme premier principe « Human Progress First », des KPI basés sur un Retour sur Investissement Humain (HROI) et se poser les questions suivantes :

  • À quoi veut-on consacrer notre temps demain ?
  • A-t-on besoin de technologie pour cela ? Et si oui laquelle et comment faire pour qu’elle prenne le minimum de notre temps ?
  • Quelles autres technologies devons-nous ne plus employer ou développer ?

Rendons à César : ces petites réflexions doivent beaucoup à la remarquable intervention de Romain Lavault au dernier TedX d’Issy-les-Moulineaux.