Connaissance des océans (variation du niveau des océans, réchauffement, impact des tsunamis et moussons…), navigation et routage météorologique, nouveaux matériaux, énergie off-shore fossiles ou renouvelables, supertankers et architecture navale, câbles sous-marins et pipelines, course au large, prévention et traitement des marées noires ou algues vertes… le monde maritime bénéficie des innovations technologiques récentes et du développement économique tout autant qu’il en est parfois victime.

Ainsi, de nombreuses problématiques ou événements récents font craindre de futurs avis de coups de vent sur la marine marchande : surdépendance à la mondialisation, piraterie, traçabilité, engorgement des canaux (accident de Suez) et ports (engorgement des ports chinois puis quarantaine liée à la pandémie), décarbonation, hausse des carburants et des prix du « shipping » …

Entre One Ocean Summit à Brest en février dernier et la troisième Journée Mondiale de l’Océan le 8 juin prochain, l’un des thèmes récurrents dans les discussions récentes est la propulsion maritime et en particulier la nécessité d’attaquer sérieusement la question de sa décarbonation et de la réduction de ses émissions de gaz à effet de serre.

Hissons la grand-voile et ressortons la bouteille de rhum moussaillons, notre blog du jour navigue sur les 5 océans.

Un million de tonnes de CO2 par an

Dans le monde de 2020, avant le ralentissement lié à la pandémie, plus de la moitié des 100 000 navires étaient marchands et transportaient plus de 80 % des marchandises échangées, le pétrole comptant pour un peu moins d’un tiers du tonnage chargé.

Le fret maritime rejetait un peu plus d’un million de tonnes de CO2 dans l’atmosphère, soit près de 3 % des émissions dues à l’activité humaine.

Face au risque climatique et écologique, le volume de CO2 émis (par tonne/kilomètre) avait déjà été réduit de 20 à 30 % par rapport à 2008 grâce, entre autres, à la modernisation des navires et à la réduction de la plupart des vitesses de croisière.

Par ailleurs, depuis 2005, et la Convention MARPOL, les émissions d’oxydes de soufre sont réglementées pour limiter pathologies pulmonaires, et pluies acides, résultant en une légère migration de la consommation du fioul vers le diesel maritime ou dans une moindre mesure vers le GNL, avec un léger impact positif collatéral sur les gaz à effet de serre (GES).

Cependant les effets spécifiques aux années récentes ne doivent pas masquer que les émissions de GES du transport maritime ont augmenté de 30% depuis 1990, que la capacité du fret maritime a doublé depuis 2006 et qu’il est prévu qu’elle augmente encore d’autant d’ici 2030.

Poussés par l’augmentation pérenne du coût de l’énergie et l’intégration prévue en 2023 du fret maritime dans le système d’échange de quotas d’émission de l’UE, de nombreux projets cherchent depuis une dizaine d’années à relancer la marine à voiles (vélique) ou à modifier profondément la propulsion motorisée.

À pied, à cheval, en voiture et en bateau à voiles…

S’il y a peu de chance que le navire puisse se passer totalement de moteur, ne serait-ce que pour les manœuvres portuaires ou les périodes de calme plat, on peut imaginer une importante baisse d’utilisation des énergies fossiles ou génératrices de GES, qui pourrait impacter jusqu’à la moitié de la flotte marchande.

Cependant, l’une des difficultés récurrentes, lorsque l’on cherche à faire évoluer le monde maritime, est qu’il a toujours été considéré par beaucoup comme une zone de non-droit (piratage, pavillons de complaisance, compagnies et armateurs se renvoyant les responsabilités…). Pour que la lutte contre le GES échappe à ces ornières, l’Europe a en particulier lancé plusieurs initiatives, dont une feuille de route « Navire vert » visant à rapprocher constructeurs et armateurs dans ce combat d’intérêt commun.

La manœuvre est loin d’être anodine car, outre ses effets bénéfiques pour la couche d’ozone, le vent a de multiples avantages. D’une part il ne coûte rien et est en cela à l’abri des crises spéculatives (cf. le conflit ukrainien actuel), d’autre part l’absence d’une large soute dédiée au carburant a de multiples conséquences :

  • Pas de risques d’explosion, de fuites gazeuse, de dégazages illicites ou de marée noire
  • Économie sur le tonnage à déplacer
  • Économie sur la construction des infrastructures portuaires nécessaires pour stocker le carburant et le distribuer, avec en prime que celles-ci sont pour le moins rarement esthétiques

Mais ce qui rend la propulsion vélique d’une réelle actualité, c’est que les technologies efficaces existent déjà. 15 navires dans le monde utilisent déjà des systèmes variés à propulsion vélique et à ce stade les résultats sont très encourageants.

Du fait de leur fragilité, les voilures classiques, à savoir flexibles et directement attachées à des mâts fixés au navire, sont souvent abandonnées au profit par exemple :

  • De voiles constituées de panneaux rigides, en matériau composite
  • De voiles fixes à profil épais, de type aile d’avion (cf. le Canopée d’ArianeGroup destiné à transporter le lanceur Ariane 6 jusqu’en Guyane)
  • De kite géant (cf. le navire AirSeas affrété par Airbus)
  • Des rotors fixés au navire qui convertissent la force du vent en rotation de l’arbre d’hélice. Avec comme petit inconvénient qu’ils nécessitent une mise en rotation à l’aide d’une autre source d’énergie, un moteur ou un énorme ventilateur dans le cas des profils aspirés.

La voile ne résout cependant pas tout

Aussi tentante qu’elle soit, la transition au vélique pourrait être longue car la conception d’un navire à voile impose des choix architecturaux ou de structures non adaptables sur les navires actuels. Petits rappels de physique simple :

  • La configuration et la résistance de la coque doivent permettre d’y intégrer des dérives, équipements nécessaires pour garder le cap sur tout bâtiment destiné à « prendre le vent ».
  • Le positionnement des mâts et voiles doit respecter l’équilibre des masses, assurant par exemple que le navire flotte toujours (quel que soit le vent et la cargaison) et tend à revenir à la verticale en cas de gite (bonjour Mr. Archimède).
  • Ce même positionnement des mâts et voiles, quel que soit le vent, ne doit pas empêcher les équipements portuaires existants (grues…) de pouvoir charger et décharger le navire sans le déséquilibrer.

Les physiciens nous rappellent aussi que plus le navire est lourd, qu’il a de tirant d’eau et qu’il se déplace vite, plus la puissance nécessaire pour le déplacer et lui conserver sa vitesse est importante. Or si l’on peut rajouter des moteurs à un navire, le vent, lui, est ce qu’il est. Si l’on veut assurer une progression à vitesse raisonnable même par vent faible, le navire à voile ne doit pas dépasser environ 200 mètres de long pour une vitesse d’environ 15 nœuds.

Impossible donc de rendre majoritairement vélique un porte-conteneur actuel de 400 mètres, surtout si l’on souhaite lui conserver une vitesse de 20 nœuds : au mieux on pourrait imaginer rajouter des voiles d’appoint pour limiter un peu la consommation et la production de GES. Mais vu les études et budgets concernés, autant sans doute travailler sur la génération suivante de navires de commerce qui seront conçus dès l’origine comme des voiliers.

Enfin, les vents portants ne sont pas les mêmes partout : tant que le réchauffement climatique n’aura pas modifié nettement le Gulf Stream, la propulsion vélique pourrait être très efficace sur les routes transatlantiques ou pacifiques nord, mais c’est nettement moins le cas pour les routes entre l’Asie et l’Europe qui représentent une part très importante de notre approvisionnement européen.

Qu’est-ce que cela change pour le commerce maritime ?

Si toute la flotte ne sera donc pas vélique, on estime que 40 000 navires pourraient l’être en 2050, dont 10 000 peut-être dès 2030. Moins gros et ne nécessitant pas d’infrastructure portuaire lourde, ils pourront faire escale dans plus de ports, notamment secondaires. Cela permettra de limiter la « boucle locale » en transport routier (de l’usine au port et du port au consommateur), nettement plus génératrice de GES à la tonne/km.

Il reste que le vent est un élément variable. Pour en tirer parti, nous bénéficions désormais des capacités prévisionnelles de l’intelligence artificielle en matière de « routage météorologique », mais cela nécessite aussi un changement de mentalité dans la gestion des délais de livraison. A l’instar des marins de course au large, le pilote du navire va peut-être devoir partiellement reprendre la main sur le pilote automatique qui cherchait le plus court et tirait un bord vers là où se trouve le vent portant.

Et les bateaux à moteur dans tout ça ?

Faute de pouvoir « voiler » les navires existants, leur décarbonation passe donc nécessairement par une amélioration au niveau carburant utilisé. Mais attention aux fausses bonnes idées :

  • La tendance des dernières années consistant à passer au GNL (gaz naturel liquéfié) n’est pas séduisante : cela reste un carburant fossile, donc limité à terme. Mais surtout, le GNL rejette du méthane (GES) une fois utilisé, ce qui lui donne un bilan carbone qui n’est pas meilleur que celui des carburants conventionnels.
  • Dans une nettement moindre mesure, l’usage du méthanol s’est développé. Mais il reste aujourd’hui essentiellement produit à partir de ressources fossiles.
  • La propulsion par batteries électriques est limitée aux navires modestes et sur de courtes distances.
  • Enfin, si les solutions à base de biocarburants sont tentantes, il pourrait être raisonnable de les réserver plutôt pour des secteurs comme l’aviation pour lesquels les contraintes de sécurité sont telles que les alternatives sont très limitées, et plus généralement de ne pas en généraliser l’usage pour éviter la déforestation ou la surutilisation des terres et préserver l’agriculture à des fins de consommation humaine.

Hydrogène et e-carburant

Finalement, l’option « dans le vent » pourrait être celle de l’hydrogène d’origine renouvelable. On estime que deux tiers des émissions de GES actuelles du transport maritime pourraient être évitées grâce à un mix énergétique renouvelable donnant la part belle à l’hydrogène.

L’hydrogène peut être directement utilisé dans une pile à combustible ou un moteur à combustion, mais son stockage prenant de la place, une autre solution doit être trouvée pour les longues distances. Dans ce cas, on s’oriente vers les électro-carburants (e‑méthanol, e‑ammoniac…) qui seraient produits à partir de cet hydrogène d’origine renouvelable. Le potentiel de réduction des émissions de GES pourrait ainsi dépasser 70 %.

Mais il est peu probable que la transition nécessaire à la décarbonation se fasse rapidement sans prise de conscience, volonté forte et de règles strictes, car les freins sont réels :

  • Les carburants à base d’hydrogène renouvelable sont aujourd’hui très chers, par exemple en comparaison aux biocarburants
  • Des moteurs adaptés aux e‑carburants sont nécessaires pour un effet maximal
  • La création d’une filière complète de production en masse d’hydrogène d’origine renouvelable accessible partout nécessite un investissement très lourd
  • Si l’e-ammoniac est – tout en étant très cher – plus accessible que le e-diesel et moins producteur de GES, sa toxicité impose la création d’équipements portuaires couteux, car spécifiques et sécurisés, qui augmentent encore la mise initiale.