En cette période d’élections en France, le vote ressemble à un rituel que l’on fait souvent en famille à la mairie du village, gage de pérennité dans une certaine vision de la démocratie datant de l’antiquité.

Le vote serait-il donc à l’abri de l’influence des nouvelles technologies ? Loin de là. Même si les règles peuvent parfois sembler immuables (en particulier quand elles sont liées à des textes structurants, comme une Constitution), le vote n’est plus ce qu’il a été.

Préambule

Pour comprendre ce qui est spécifique à l’impact 2.0 sur le processus et le concept de vote, il faut d’abord mettre de côté les évolutions des considérations philosophiques ou politiques (traitement des bulletins blancs, scrutins plus ou moins proportionnels ou par représentation…).

On ne détaillera pas non plus tout ce qui est impact 2.0 « autour » du processus de vote, en particulier préalablement à celui-ci, tout en notant qu’il est extrêmement significatif : campagnes de communication, influenceurs, deep fakes, propagande, sondages et manipulation de ceux-ci, impact climatique par rapport à une gestion papier/humaine, etc…

Or, même en se focalisant donc sur le vote lui-même, on peut citer au moins une douzaine de points où les nouvelles technologies ont clairement modifié la donne.

1) Lutte contre la fraude

Les nouveaux outils biométriques (empreintes, reconnaissance faciale, ADN…) sont un frein évident à l’usurpation d’identité. Les bases de données réparties dans le Cloud permettent d’empêcher le double vote sous le même nom dans des lieux différents. L’accès rendu possible à des bases de données centralisées, volumineuses et à jour permet d’assurer la bonne radiation/validation des listes électorales (et il devient difficile de faire voter les morts), etc.

2) Télévotons

Le déploiement des réseaux et de l’accès simplifié, sécurisé et personnalisé à ceux-ci multiplie les possibilités de vote par correspondance, de procuration, etc. Cela n’est pas sans influence pour des personnes ayant des difficultés à se déplacer ou manquant de temps ou de motivation pour le faire.

Difficile d’imaginer il y a quelques décennies la capacité d’un vote très grand public en temps réel et simultanément depuis la France et l’Australie et l’obtention d’un résultat immédiat. Or c’est le cas désormais par exemple pour le concours de l’Eurovision via SMS.

3) Manipulations électorales

La manipulation électorale « légale » (par opposition à la fraude), consiste à choisir le système de vote le plus susceptible de donner le résultat escompté. Il y en a de très nombreux, mais l’un des plus classiques pour des élections au suffrage indirect (cas classique des députés) est celui de la définition de la carte électorale.

Or si les algorithmes pour « optimiser » une carte sont connus depuis longtemps, on sait que seuls certains découpages seront considérés acceptables par l’électorat. A l’échelle d’un pays, le nombre de possibilités est énorme.

Les nouvelles capacités de calcul Big Data permettent d’aller rechercher des optimaux acceptables de découpage jusqu’ici inaccessibles.

4) Instantanéité des résultats

La capacité sans cesse améliorée à donner instantanément le résultat du vote, dans le cas d’un vote électronique, ou d’annoncer un résultat partiel estimatif le plus précis possible a au moins deux effets clairs :

  • Elle valorise la perception du vote : le votant « voit » l’impact immédiat de son vote. En cela elle peut être un incitatif au vote.
  • Elle minimise la période d’incertitude liée au dépouillement qui génère des risques : fraude, perte de bulletins, discrédit (cf l’assaut sur la Maison Blanche).

5) Vérification de la validité du vote

Les technologies comme la blockchain ont mis en avant de nouvelles capacités pour assurer la validité d’un vote, la traçabilité du bulletin pour vérifier qu’il n’a pas été modifié, et la capacité à archiver l’ensemble du process et des bulletins en cas de contestation.

6) Protection du secret

Dans le même temps, tout en gardant cette possibilité de tracer le processus de vote, on peut de plus en plus en assurer – dans le cas où c’est nécessaire – l’anonymat, dans une logique rendue très actuelle par la protection des données personnelles.

Ainsi par exemple lors d’un dépouillement de bulletin papier dans un certain nombre de bureau de votes, les assesseurs au moins (ou tous les électeurs suivants les règles mises en place) obtiennent l’information du résultat local du vote, ce qui peut ne pas être voulu. L’autre alternative qui consisterait à rapporter tous les bulletins en un point central et les mélanger avant de les décompter induit des coûts, retards, risques de perte et de fraude, etc. Le vote électronique par essence permet la possibilité de bureau de vote unique qui peut avoir un certain avantage.

Et tout autant qu’on peut assurer de reconstituer anonymement le contenu de l’urne, on peut tout aussi si nécessaire assurer d’avoir définitivement effacé l’origine de chaque vote.

7) Votons sur tout, tout le temps

Le fait d’avoir éliminé le souci logistique de l’organisation d’un vote traditionnel permet de proposer beaucoup plus souvent des votes. Et donc une dichotomie des décisions à prendre.

On peut ainsi multiplier les référendums participatifs (exemple : vote du budget participatif d’une commune). Les électeurs peuvent donc s’exprimer plus, ce qui, d’un point de vue mathématique et théorie des jeux au moins, est considéré comme un net bénéfice.

8) Vote évolutif ou permanent

Inversement, on peut débattre du fait que les réseaux sociaux nous ont incité à donner notre avis sur tout, souvent instantanément avant même d’avoir compris ou réfléchi à la question. Mais le fait est que le 2.0 nous a poussé à « liker » (ou « disliker ») tout et n’importe quoi, ce qui est par essence un processus de vote.

On entre alors dans le domaine des votes évolutifs ou permanents, lesquels ont énormément bénéficié des nouvelles technologies.

L’exemple type de vote évolutif est celui du pari sportif. Le vote aura bien une date où il sera clos (au début du match par exemple), mais dans la période préalable les votes (les paris dans ce cas) sont dépouillés en permanence et influent directement sur la cote, laquelle peut rétroactivement inciter de nouveaux votes.

A contrario le vote permanent n‘a pas de date de fin. Il s’agit de fait d’une note sans cesse réévaluée. L’exemple le plus classique est celui des notations des hôtels et restaurants par les internautes, allant jusqu’à la notation des entreprises par les employés. On est dans un processus de vote sans fin qui a pris une importance réelle dans le mode 2.0 et qui était pratiquement irréaliste précédemment.

9) Vote cyclique instantané

La capacité de calcul instantané apporte la possibilité de réaliser immédiatement la résolution d’un vote cyclique, par exemple de type élimination récurrente avec ou sans report de voix. C’est vu mathématiquement comme une meilleure traduction de la pensée de l’électeur au sens où, comme pour le jugement majoritaire, le deuxième tour et les tours suivants ne sont pas perturbés par les résultats du tour précédent. On élimine ainsi les effets de bord de type « vote utile ».

L’un des exemples est la gestion des candidats communs à de multiples concours, chacun donnant une note ou un ordre de préférence pour chaque choix possible (processus Parcourssup d’affectation des élèves dans l’enseignement supérieur, concours aux grandes écoles, …). Le cas de Parcoursup montrant d’ailleurs que la gestion informatisée répartie 2.0 du résultat de vote est encore améliorable.

10) La techno 2.0 a son propre droit de vote

Un impact encore plus significatif vient de ce qu’on a développé de nombreux votes où la technologie 2.0 n’est pas seulement le support d’un vote humain, mais devient elle-même l’électeur (c’est le cas « Minority Report »). Effet décuplé par l’avènement des capteurs intelligents qui permettent à la machine de s’affranchir même d’une saisie humaine des données d’entrée nécessaires au vote.

Dans l’aérospatial, la défense, la finance, ou les véhicules autonomes par exemple, on est souvent confronté à des indications reçus de capteurs intelligents divers qui peuvent être incompatibles, avec une fraction de seconde pour prendre une décision. L’algorithme est alors chargé de réaliser un choix qui peut faire appel par exemple à une priorité préétablie, une intelligence artificielle se rapportant à des cas connus, ou un processus de vote selon une règle donnée, en particulier dans le cas où chaque capteur a un niveau de fiabilité propre. Ces mécanismes s’appliquent en particulier à tout ce qui est levée de doute.

11) Théorie des jeux

Tout aussi importante est la capacité que nous avons désormais d’affiner notre connaissance mathématique en théorie des jeux… avec ce que cela a d’influence sur les choix politiques.

En effet, les capacités de calcul 2.0 permettent de déterminer quasi instantanément non seulement le résultat d’un vote, mais quel aurait été le résultat pour chacune des milliers de règles de vote que l’on aurait pu adopter : majorité, proportionnelle, suffrage direct ou indirect, suffrage à X tours, jugement majoritaire, vote par élimination cyclique, découpage de la carte différent, …

Ces résultats permettent de préciser, confirmer et mettre en pratique les principes de la théorie des jeux (vote utile…) et donc de simuler et d’affiner le jeu d’acteurs pour un futur vote.

12) Vote compétitif et théorie du chaos

En poussant plus loin, il est des situations où l’on recherche non pas le résultat d’un vote, mais le meilleur résultat suboptimal que d’autres n’auront pas trouvé, par exemple dans la défense ou la finance où l’on cherche à ne pas prendre la même décision que le concurrent à partir a priori des mêmes données, ou pour mettre en défaut des votants cherchant à jouer le système (vote utile, manipulation).

Il convient alors de rajouter une dose de chaos dans l’évaluation du résultat du vote. Les technologies informatiques permettent de réaliser cela tout en assurant la neutralité et le secret requis dans le « chaos » ajouté.

A voté !

Le rituel du vote n’échappe donc pas aux changements engendrés par le 2.0. Et pour la suite ? Le bureau de vote le plus important de notre existence est notre cerveau. Chaque décision que nous prenons est sans doute le fruit d’un processus complexe de vote interne.

De fait, avant de déposer notre bulletin dans l’urne, nous avons d’une manière ou d’une autre déjà réalisé un vote personnel entre les différents candidats ou motions qui nous étaient présentées.

Au vu de nos progrès, il n’est pas inenvisageable d’estimer que nous saurons un jour prochain simuler notre propre processus de vote personnel…

D’ici là, n’hésitez pas à prendre un peu de recul et à vous replonger dans la théorie des jeux (Nash, Gale-Shapley…) avant d’aller voter.