En 2004, le PDG du Groupe TF1 avait fait réagir le microcosme médiatique en expliquant que le business de son groupe consistait à vendre à des grandes marques comme Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible. Il marquait ainsi le passage d’une télévision faite de divertissement, d’information et de messages gouvernementaux à l’outil marketing ciblant la « ménagère de moins de 50 ans ».

Une génération plus tard, plus personne ne s’offusque de la réalité de la recherche permanente de la fraction de cerveau disponible par le marketing digital. La mondialisation, l’accélération des techniques digitales, les GAFAM, smartphones, profilages, cookies, réseaux sociaux, market places, comparateurs, influenceurs divers et anglicismes obligatoires sont passés par là.

Il est loin le temps de la réclame ou même de la publicité. Même le marketing d’origine, lié aux études de marchés et autres panels, a dû céder à la mode des référencements, captations, expériences utilisateurs, marques employeurs digitales et autres concepts dont on peut s’interroger sur la pérennité tant toute innovation conceptuelle ou technique semble devoir remettre en question les principes précédents à peine stabilisés.

Au point que Google en soit à modifier en permanence son algorithme pour… forcer les marketeurs à revoir en permanence leur copie.

L’ère du marketing digital

La partie la plus visible de l’iceberg, c’est que l’arrivée en masse et l’évolution rapide des nouvelles technologies a profondément modifié le marketing simultanément selon de nombreux axes :

  • L’appétence pour les produits technologiques a participé au glissement du « target market » de la ménagère aux « teenagers » et « seniors citizens ».
  • La connexion permanente, l’accès en mobilité et les smartphones ont mis l’accent sur les discours cohérents et moyens de fidélisations multicanaux.
  • Les coûts réduits (par comparaison à l’affichage mural ou aux spots publicitaires historiques – qui étaient des ressources « rares ») de diffusion très large d’un support numérique ont permis de démultiplier les messages ou de les faire évoluer très rapidement dans le temps.
  • Les progrès technologiques ont permis de proposer des contenus plus évolués (images de synthèse, 3D, images retouchées, catalogue en ligne, essayages virtuels, tutos…) et une expérience utilisateur renouvelée d’accès à ces contenus (mobilité, responsive design…).
  • Le Web 2.0 a créé un ensemble de canaux de diffusion indirects peu coûteux (avis des consommateurs, sites comparateurs, influenceurs et placement de produits, animation sur les réseaux sociaux, etc.).
  • La prédominance de Google a forcé les marques à se lancer dans le Search Engine Marketing qui, lié à une optimisation budgétaire, impose une nouvelle organisation des contenus (référencement naturel, hashtags, achat de référencement sous une forme ou une autre, etc.).
  • Par ailleurs, cette nouvelle économie de l’espace publicitaire a poussé à multiplier les formats, y compris pour un même contenu (vidéo longue sur site, vidéo courte pour une lecture en mobilité, très courte pour être postée sur les réseaux sociaux, et minimale pour être utilisée en annonce publicitaire automatisée en bannière sur un site ou en introduction d’une vidéo YouTube par exemple).
  • Bien entendu, tout cet arsenal permet par ailleurs d’accroitre l’efficacité de principes classiques de marketing (sentiment d’urgence face à une offre « exceptionnelle », personnalisation réelle ou factice d’une offre, qualité ou luxe perçu, facilité d’acquisition…)
  • Etc.

Face à ce foisonnement, de nombreuses marques, de peur de rater la vague, testent tous les concepts et surfent sur toutes les « trends ». Les équipes marketing sont ainsi souvent plongées dans des débats complexes entre disciples de l’omniprésence et chevaliers du recentrage. Dans un cas comme dans l’autre, ils s’accordent sur le fait que les marques doivent désormais tendre à capter leur vivier de clients potentiels en leur offrant tout un environnement s’éloignant du produit/service lui-même. On parle d’univers de marque au point que le rêve ultime c’est souvent de nous emprisonner entièrement dans le monde d’une marque. Pensez à ces personnes qui vous dites être « née Apple » et pour lesquelles il semble qu’il n’existe pas de monde hors de la marque.

Le digital au service de la science comportementale, et inversement

Ce qui est peut-être un peu moins visible, c’est à quel point nous sommes globalement tous devenus, plus ou moins consciemment ou volontairement, des internautes, et que par cela nous sommes désormais connus, profilés, prévisibles et manipulables, y compris dans notre part d’irrationalité humaine.

Ne nous y trompons pas, les règles de protections des données personnelles ou la fin programmée des cookies n’y changeront rien : les devices, les grands du Net, les administrations, et de manière plus générale, toute marque qui peut investir un budget minimal dans le marketing digital sait désormais tout de nous. Les marques se revendant entre elles ce qu’elles savent de vous, le niveau de connaissance cumulé atteint des sommets.

Les dernières générations des divers outils techniques de l’arsenal marketing (reconnaissance, profilage, Big Data, IA…) permettent effectivement aux marketeurs de digérer et d’appliquer instantanément ce volume de connaissances, et de comprendre et prendre en compte nos goûts, préférences, hésitations mieux que nous ne les connaissons nous-mêmes.

Que ce soit notre téléphone, un PC ou même une affiche dans la rue, tout équipement espionne et chronomètre désormais nos mouvements, mimiques et réactions face à tout stimulus et en déduit la capacité de celui-ci à inciter un acte d’achat ou simplement à améliorer l’image d’une marque. Vous manœuvrez votre souris un peu plus lentement ? Le système sait désormais si cela dénote un intérêt pour l’écran regardé ou simplement de la fatigue ; et peut adapter la « pub » en conséquence.

La bataille entre marques consiste donc désormais à capter chacune de nos secondes d’attention. Tout est fait pour que notre cerveau reste en permanence une éponge à messages publicitaires plus ou moins masqués. Or, maintenant armés de toutes ces données et ce savoir, ce que les experts comportementaux semblent conclure de notre comportement du 3ème millénaire, c’est que notre attention oscille désormais entre deux extrêmes, en étant très rarement entre les deux :

  • Soit, nous ne sommes attentifs que quelques secondes, d’où les productions de type zapping, textos, tweets, punch lines, les formats ultra courts, etc.
  • Soit, nous investissons un temps important dans une activité nécessitant une réelle attention (des heures de lecture d’Harry Potter ou de jeu vidéo…)

Si le marketing, dont l’objectif reste souvent de déclencher un achat impulsif ou immédiat (voir les « dernières places disponibles à ce prix » des comparateurs de vols aériens), est toujours tenté de se concentrer sur le court terme, il nous faut espérer qu’il nous offre parfois de vraies longues histoires que l’on a envie d’expérimenter jusqu’au bout. Histoire de « marquer » les esprits ?

Ce qui peut nous interroger, c’est qu’il semble bien que le marketing digital, contrairement à son prédécesseur, n’ait pas aligné ses formats à notre comportement mais qu’il ait plutôt contraint notre comportement à s’adapter à ses règles. Si les résultats économiques sont évidents, quel sera l’impact à long terme de cette manipulation de notre attention sur notre capacité à apprendre et notre mémoire individuelle et collective ?

Le Petit Nicolas regardait les moineaux qui passaient parfois devant la fenêtre et avait alors des difficultés à retenir la leçon du professeur. Le marketing digital nous bombarde plusieurs moineaux par seconde, nous incitant à les retweeter avant même de les avoir regardés… En tout cas jusqu’à la prochaine mode.